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RODOLPHE
SALIS, GENTILHOMME CABARETIER Né en 1852 à Châtellerault d'un père distillateur, Rodolphe Salis qui pécha toujours par excès se voulait d'une noble extraction. Aidé par une imagination débordante qui le servit tout au long de sa carrière il assurait à qui voulait l'entendre que ses aïeux portaient au Xllè siècle : "Ecu d'or à l'arbre de sinople et paré en gueules» avec la couronne comtale sous la devise "Pro deo patria, libertate, honore ac amicis." Curieux personnage en vérité qui ne manquait pas de panache sous sa toison rouge. "Ce Rodolphe Salis a vraiment de la race dans le sens noble du mot.Peu m'importe au fond que le seul cabaretier spirituel de Paris soit issu d'une très ancienne famille grisonne, transportée depuis deux siècles dans la patrie de monsieur Papillault, professeur de mathématiques à Châtellerault et inventeur de la table de multiplication de Pythagore.Peu m'importe qu'il y ait eu au XVlè siècle un Salis de Samade chevalier de la Toison d'or et qu'un autre ait commandé en France un régiment suisse qui portait son nom. J'ignorais tout cela que j'en saurais assez pour être tout à fait certain que ce hardi est de forte souche et de franche lignée. Quelques pacifiques et rassis qu'aient pu être ses descendants immédiats» une coulée atavique du sang ancien de sa race est venue jusqu'à lult et ne pouvant en faire un chef de bandes à cause de la multitude des lois, en a fait ce cabaretier gentilhomme qui parle à ses clients, comme il parlerait à des chevaliers sous sa bannière, hélas ! et qui reçoit un commissionnaire de la place Pigalle ou du carrefour de la Croix-Rouge comme il recevrait un parlementaire de Bernard de Weimar ou de Gustave Adolphe lui-même, le boulevard de la foi protestante." Au sortir du collège, le jeune Rodolphe embrassa littéralement une carrière où il excella, celle de commis-voyageur.Il représenta avec une faconde et une verve déjà peu commune la maison Martin Frères de Tour, et ses produits de mercerie. Mais bientôt Rodolphe estima ce travail subalterne, peu fait pour lui, d'autant plus qu'il maniait gentiment le crayon et qu'il avait même placé quelques dessins au journal "L'indiscret",La gloire l'attendait-elle de ce côté ? En 1879, Salis monta à l'assaut de la capitale. Renié par son père peu enclin à la vie de Bohème, il n'avait que deux cents francs en poche, don secret de sa mère avant le départ. Le futur "gentilhomme" mangea surtout de la vache enragée mais bien vite son sens inné des affaires vint à son secours. Il fonda avec trois camarades "l'Ecole vibrante" qui devint bientôt l'école "Iriso-subversive de Chicago", dont le but était bien évidemment de réformer l'art pictural mais dont l'activité première, inavouée et lucrative, était la confection de Chemins de croix, à huit et quinze francs pièce, pour une boutique d'objets religieux du quartier Saint-Sulpice. Bien sûr, Salis était le chef de l'association et, dès ce moment, il exploita sans vergogne ses collaborateurs, pratique à laquelle il resta fidèle toute sa carrière, et qui consistait à ne pas les rémunérer en leur assurant seulement le gîte et un maigre couvert ! Cependant, les Christ et les Saint Jean ne payaient guère et bientôt il fallut trouver autre chose. Après avoir passé quelques mois chez un mécène de Fontainebleau, las de l'incompréhension de ses contemporains, il regagna le foyer paternel, espérant arracher des subsides au distillateur récalcitrant. Ce dernier fut intraitable. Las cette fois de supplier, Rodolphe regagna bientôt Paris où il ramenait la jolie Hélène avec laquelle il se mit en ménage. Peu habituée aux privations inhérentes à l'état de compagne d'un "Bohème", la jeune fille s'étiola et mourut seule alors que Rodolphe était retourné quémander la manne paternelle pour tenter de sauver le corps de son délit... La peine de l'amoureux attendrit l'auteur de ses jours qui demanda, en échange de son pardon, un mariage et un métier sérieux. Salis abandonna ausitôt la peinture et se fiança à une superbe rousse accompagnée d'une dote substantielle que papa Salis arrondit. Le couple s'installa rue Germain-Pilon et Rodolphe décida de s'établir cafetier, décision hautement applaudie par le père. |
LE
CABARET DU CHAT NOIR Au 84 boulevard Rochechouart, une étroite boutique, propriété des postes, était à louer pour 1 400 francs par an. L'exiguïté des lieux expliquait la modicité du loyer. Il s'agissait d'un local de 3,50 mètres sur 4, prolongé à son extrémité par un cagibi sans fenêtre, auquel on accédait par trois marches. L'origine de l'enseigne du "Chat noir", varie avec les auteurs. Pour certains, c'est en souvenir d'un conte d'Edgar Poe que le lettré Salis choisit le nom. Pour d'autres, de façon plus prosaïque, il recueillit un matou qui était entre deux poubelles par une sombre nuit montmartroise et l'enseigne vint au monde. Dès le début, Salis bénéficia de la collaboration, quasiment gratuite, de Willette qui peindra son enseigne et composera pour la décoration de la salle un vitrail intitulé "La Vierge verte". Pour Rodolphe, le style de sa maison ne pouvait qu'être "de pur Louis XIII" : "Salis recouvrit les murs de tapisseries et de panneaux provenant d'anciens bahuts, puis fit édifier une haute statue de plâtre qu'il garnit d'un invraissemblable bric-à-brac, parmi lequel se distinguait une basinoire rutilante et une tête de mort que Goudeau prétendait être celle de Louis III enfant. Dans l'âtre, sur des chenets géants, Salis installa "Bazougue", un corbeau capturé à Trouville . Hélas, Bazougue mourut jeune, victime des absinthes que lui firent avaler les habitués. Salis encombra le peu de place resté disponible de tables, chaises, et bancs rustiques, massifs incommodes* Ça et là il disposa enfin des bibelots hétéroclites, assiettes, cuirasses, pots d'étain, brocs de cuivre, armes disparates et planta de place en place d'énormes clous destinés à servir en patère et qu'il nomma pompeusement "clous de la Passion" (de la passion de Louis XIII probablement), des toiles de jeunes artistes allaient bientôt compléter le tout d'une magnifique galerie de peinture. L'inauguration fut tapageuse. Tout Montmartre se bouscula dans l'ancien bureau de poste. Salis, en tablier et bonnet de cuisinier, servit ses invités. On humma force chopes, on engloutit force charcuteries. On fuma force pipes. On soutint véhémentement force théories artistiques contradictoires. On hurla force chansons de salle de garde.Goudeau et le maître de céans rivalisèrent de bagout, mais le second surpassa son rival comme buveur. "Sacré Salis", reconnut le poète d'un ton admiratif, il vous lampe ses soixante-cinq bocks d'affilé, tandis que je suis obligé de caler piteusement au quarante-cinquième seulement". Si le Chat Noir connut une gloire sans précédent, la rencontre Salis-Goudeau, qui eut lieu à la Grande pinte fut la raison capitale du succès. Salis apporta sa verve, son originalité, son sens des affaires» mais Goudeau vint avec son expérience du "Club des Hydropathes", son talent de poète et ses amis. Né le 18 août 1849 à Périgueux, Emile Goudeau débarquait à Paris en 1874, avec un drame patriotique en vers» une comédie, une ébauche de roman, un titre d'employé surnuméraire sous le bras et 200 francs en poche. Il ne doutait pas de conquérir le monde. Il fit ses premières armes au Quartier Latin, fréquentant les cafés littéraires* vivant difficilement et écrivant des vers, qui composeront son premier volume "Les fleurs de bitume". Le 11 octobre 1878» Goudeau et ses amis fondait le "Club des Hydropathes", d'abord notable rue Cujas, puis rue de Jussieu.On y chantait, on y buvait, on y discutait, et, surtout, on y disait des vers. Les poètes rejetés par les maisons d'éditions trouvaient là l'hospitalité et des oreilles attentives A la suite de lutte d'influences internes, le club des Hydropathes se dispersa en septembre 1881.Les habitués tentèrent de reconstituer d'autres clubs similaires, tels les "Hirsutes", mais Goudeau enthousiasmé par la création du Chat Noir abandonna son pouvoir et son titre de président. Le Chat Noir ne désemplissait pas. Il n'y avait pas de jeux, il y avait peu de femmes ; mais on s'y amusait d'une franche gaieté. Les initiés se rejoignaient dans le petit cagibi du fond pompeusement surnommé "L'Institut", dont Alphonse Allais était l'un des piliers, sinon la Coupole ! |
LE
JOURNAL DU CHAT NOIR Pour que le Chat Noir devienne cette "citadelle bruyante et vengeresse d'où les projectiles tombent drus sur les pontifes du boulevard et jusque sur les momies de l'Académie française", Salis eut une idée géniale, celle de créer un journal hebdomadaire de quatre pages. Le premier numéro du Chat Noir parut le 14 janvier 1882. "Tiré à mille exemplaires aux frais des familiers du cabaret et doté d'une collaboration bénévole, le Chat Noir était distribué gratuitement et il eut été vain de le réclamer dans les kiosques.Willette assurait même qu'on aurait eu des ennuis, si l'on s'était permis de demander à la marchande : "Mademoiselle, avez-vous le chat noir ?". Le succès de ce journal fut tel que dès le 11 septembre 1882, Salis qui ne voulait pas perdre le bénéfice d'une telle aubaine, en fixa le prix à 15 centimes, sans qu'il fut question pour autant de rémunérer quiconque. Le rédacteur en chef était Emile Goudeau, le metteur en page Henri Rivière et le secrétaire de direction, "le grand maître des cérémonies", Edmond Dechaumes. Bien rédigé, le journal du Chat Noir s'améliora au niveau des illustrations à partir du N 10, grâce à la participation de Léon Adolphe Willette, puis celle de Caran d'Ache, de son vrai nom Emmanuel Poiré, et, enfin de Théophile Alexandre Steinlen» "L'article leader du journal le Chat Noir, était généralement dû à Alphonse Allais, qui y déclarait qu'une femme ne saurait faire une bonne épouse sans avoir au moins trois amants» ou qu'un gendre est toujours en droit d'assassiner sa belle-mère et qui signait ses élucubrations du nom de Francisque Sarcey, le célèbre critique du Temps. Ce fut en écrivant dans le Chat Noir, dont il devint rédacteur en chef en 18911 qu'Alphonse Allais, "ce clown de la logique", trouva sa véritable voie, celle d'écrivain humoriste |
LES
VENDREDIS DU CHAT NOIR Salis obtint pour la plus grande joie de tous l'autorisation de la préfecture de doter son établissement d'un piano. Et les réunions hydropathesques reprirent. Le vendredi soir, après la fermeture de rétablissement, après que madame Salis eût quitté son comptoir, on se retrouvait et on improvisait jusqu'à l'aube. Aux Hydropathes se joignirent les Hirsutes déjà cités, puis les "Zutistes", autour de Charles Gros, les "Incohérents" sous la bannière de Jules Lévy, les "Harengs saurs épileptiques" sous celle de Charles Léandre, et Paul Signac, "Les Phalanstériens de Montmartre", derrière leur chef Léon Riotor. Peu à peu et pour cause de succès, les séances privées du vendredi furent publiques et passèrent de l'hebdomadaire au quotidien. Lorsque Goudeau était absent, Salis prenait la place du bonimentateur, rôle qu'il aimait particulièrement et qui devient bientôt son exclusivité. Tout Paris court au Chat Noir et l'ancien bureau de poste se révèle rapidement trop petit. La boutique contigiie au cabaret est occupée par un honnête horloger genevois que Salis prie poliment de déménager» Devant le refus catégorique de son voisin, Salis décide de passer aux actes et, pendant deux mois, la bande du Chat Noir mènera une telle vie au malheureux suisse que le pauvre homme acceptera comme une délivrance de quitter le quartier ! Les souteneurs locaux avaient tenté de faire leur quartier général du cabaret et le coup de poing y était fréquent, rendant l'atmosphère lourde et peu favorable à l'affluence de la clientèle. Tout le monde dut finalement déménager. |
LE
DEUXIEME CHAT NOIR Situé au 12 rue Victor-Masse, anciennement rue Lavai, le nouvel établissement est somptueux. C'est l'ancien hôtel particulier du peintre Alfred Steven, qui, à la demande de Salis, a été transformé en "Hostellerie" par les soins de l'architecte Maurice Isabey.il y aura des retards et Salis n'entrera dans les lieux que le 10 juin 1885. "Le déménagement eut lieu à minuit, avec une pompe extraordinaire, à l'ordonnance de laquelle avait participé le poète Crozler futur chef du protocole de la présidence de la république.Le cortège éclairé par des torches, était ouvert par un Suisse en grand uniforme, porteur d'un hallebarbe, et par un gonfalonler faisant glorieusement flotter au vent la bannière du Chat Noir : "d'or au chat de sable passant, armé et lampasé de gueules". Une fanfare d'amateurs précédait Salis en tenue de préfet de première classe, lequel donnait le bras à sa femme, le gérant promu pour la circonstance conseiller de préfecture suivait à quelques pas de distance,Après quoi les garçons vêtus en académiciens s'avançaient porteurs du "Parce Domine".D'autres traînaient, ensuite une charrette à bras symbolique où s'entassaient pêle-mêle des objets ménagers et, derière défilait la cohorte sacrée des poètes chansonniers, dessinateurs, peintres, sculpteurs et musiciens hurlant la marche de Bruantl ; Nous cherchons fortune autour du Chat noir". La façade du nouveau Cbat Noir dessinée par Henri Pille était illuminée par deux lanternes de Grasset. En haut s'étalait un chat noir triomphant au milieu d'un soleil, oeuvre de Charpentier. L'enseigne de Willette présentait un second chat noir se balançant sur un croissant de lune. Au rez-de-chaussée, Salis avait placé un vitrail de Willette "Te deum laudeamus", un veau d'or y trônait monté sur un coffre-fort et s'appuyant sur une guillotine. La mort dirigeait l'orchestre de la vie tandis que la Maternité, l'Innocence, la Beauté et la Poésie succombaient vaincus par la misère. |
Dans l'immense
atelier du second étage, baptisé salle des fêtes,
Henri Rivière était le responsable du théâtre
d'ombres qui attirera parisiens et journalistes. Un jour, alors que Jouy distillait ses chansons hilarantes, Charles de Sivry eut l'idée d'un guignol et joua la "Berline de l'émigré". Le lendemain, Henri Rivière plongea la salle dans l'ombre et fit passer ses premières figurines derrière une serviette éclairée en transparence par un bec de gaz, C'est ainsi que tout débuta. Il fallait un espace derrière la scène pour servir de coulisse et l'on construisit sur la façade Sud de l'hôtel qui donnait sur un petit jardin une immense caisse. Caran d'Ache lança son "Epopée" napoléonienne qui fut un triomphe. En 1888 "La tentation de Saint Antoine'* de Henri Rivière, à laquelle succéda la "Marche de l'Etoile", de Fragerolle»furent montés avec des figurines en couleur.Puis vinrent les ciels mouvants, et les effets de lumière. A LA CONQUETE DE LA FRANCE Après avoir conquis Montmartre puis Paris, Salis ne douta pas que la France entière l'acclamerait. Il partit donc en tournées avec son théâtre d'ombres, tournées qui eurent effectivement un retentissant succès en 1892. La troupe du "Chat Noir" prit ainsi l'habitude de ces ballades estivales qui étaient l'occasion de blagues et de chahuts mémorables. Mais Salis ne voulait pas s'arrêter là. Véritable Napoléon du Cabaret, il envisageait maintenant de partir à l'assaut de la Russie. L'infatigable gentilhomme cabaretier était cependant malade et refusait obstinément de se soigner. Il entreprit sa dernière tournée le 16 janvier 1897, exceptionnellement en hiver. Le 14 mars à Angers, il dut s'aliter. Le 19 mars il s'éteignait dans son château de Naintré. L'ombre triomphait du théâtre* Le Chat Noir ne survécut pas longtemps à son irremplaçable animateur. Seul le journal subsista jusqu'en 1899. |
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